Séduisant inquiétude de la mémoire – film chez Jean-Gabriel Périot

 

Jean-Gabriel périot construit, depuis le début de la décennie, souvent à partir d’éléments d’archives préexistants – photographies, films,  fichier internet -, un œuvre de réflexion sur le statut polymorphe de la violence dans nos sociétés. Tout passe par le pouvoir de l’image, sans discours, sans commentaires : une pensée-cinéma, proche de l’alchimie, dont l’artiste dévoile, ci-dessous, quelques secrets.

 

L’art audiovisuel du XXI• siècle, tel qu'il s'incarne dans le court métrage de recherche, dans le film-essai, ne se définira probablement plus par la spécificité de ses supports (pellicule, vidéo analogique, numérique) ni au travers de "catégories" (fiction, animation, documentaire, expérimental), mais uniquement par la manière personnelle qu'aura le cinéaste d'utiliser au mieux, tous ces outils pour développer un projet personnel de questionnement des formes et des idées de notre temps. Jean-Gabriel Périot fait partie de ces nouveaux aventuriers de la sensibilité moderne.

Sa filmographie, déjà abondante, élabore et documente une œuvre et une trajectoire typiquement contemporaines qui brisent les distinctions entre spécificités de supports et de "genres". L’auteur (cinéaste, vidéaste, infographiste?) travaille aussi bien à partir de photos qu'il anime et dote de vitesses et de mouvements, d'archives filmiques, que de fichiers directement issus d'Internet. C'est la manière d'organiser ces matériaux hétérogènes en langage esthétique reconnaissable entre tous qui constitue sa marque.

Périot débute, en 2000, avec des journaux filmés (Gay ?, Journal intime), puis en 2002,c'est le choc de 21.04.02 : renvoi direct à la date du  premier tour des élections présidentielles qui tombe l'avant-veille de l'anniversaire de l'auteur. Il croise, alors, pour la première fois, les traces culturelles et privées de ce qui a structuré sa vie (photos de famille, de tableaux, d'affiches, de films...) avec des images de Le Pen. 21.04.02 se veut une variation très plastique autour du concept de journal intime qui préoccupait alors le jeune homme. Ce film, entièrement constitué de photos numérisées par le cinéaste, produit, paradoxalement, un étrange effet de mouvement et de vertige. De séduction et de malaise.

 

Une affaire de montage

La complexité du montage, qui mixe des centaines de données différentes, fait de 21.04.02 un peu le double d'un cerveau humain. Cette multiplication de matrices, de rhizomes, de matériaux hétérogènes, se formalise, circule et se développe en une dynamique plastique en perpétuelle excroissance. Et ceci, par-delà tout programme esthétique figé : film structurel aux effets programmés, film de found footage ou documentaire.

C'est d'abord ce surprenant et inédit foisonnement de formes qui frappe dans la filmographie de Jean-Gabriel Périot. La plupart de ses films développent et mettent au point, avant même de produire du sens, une sorte de piège pour le spectateur mêlant enchantement pour les yeux et sourde inquiétude. Puis, de ce magma baroque, pointe une problématique bien identifiable : une vision de la violence qui ne peut s'exprimer autrement, qui ne préexiste pas, dans sa formulation précise, à l'œuvre. Il s'agit, pour l'artiste, de cerner la violence, toutes les formes de violence, sociales ou historiques, dans lesquelles se débattent les individus : We are Winning Don't Forget (2004), Dies Irae (2005), Eût-elle été criminelle... (2006), 200000 Fantômes (2007).

Les courts métrages de l'auteur se déclinent, en général, en deux temps. L’amorce d'une dynamique positive est percutée et pervertie par les horreurs et les non-dits qu'elle cache. Dans We are Winning Don't Forget, on voit d'abord le visage tangible de la mondialisation : ouvriers, cadres, ingénieurs s'affairant à bâtir la société de demain, technologique et performante... L’autre partie nous montre à peu près les mêmes hommes (ou leurs frères) dont les manifestations visant à préserver leur intégrité humaine sont durement réprimées. Dès cette époque, le réalisateur conçoit le scénario d'un film de fiction sur le monde du travail, qu'il vient à peine d'achever, Entre chiens et loups (2008), pour lequel il élabore des équivalences narratives à sa démarche plasticienne pour exprimer autrement cette dualité. Le même processus se développe dans Eût-elle été criminelle... En ouverture, on voit la fin de la guerre, le débarquement, le triomphe des vainqueurs "démocrates". Mais, sur l'image, on aperçoit une femme tondue, puis plusieurs. Dans la seconde partie, Périot nous dévoile une pléiade de femmes ainsi humiliées : la démocratie renaît sous de mauvais auspices. Quelles en sont les conséquences, pour nous, aujourd'hui? C'est à ce type de questionnements que tente de répondre l'œuvre du cinéaste.

 

Raphaël Bassan
Bref magazine, mai 2008